CARNET DE NUIT A REYKJAVIK

Juillet 2003

Publié aux éditions Fidel Anthelme X (2004)

Ce carnet est dédié à Frédérique Guetat-Liviani et à tous les chevaux islandais (vivants, morts et à naître).

Photo DR.

1. Svartr c'est-à-dire noir

Premier mot écrit. Les nuits sont blanches. Choisir l’heure qui porte dans son heure le mot nuit (minuit) et observer au numéro 7 de la rue Bjargarstigur la nuit qui n’obscurcit rien, demeure blanche, s’enfonce dans les nuages qui traversent en roulant d’un bord à l’autre de la vitre. Chaque jour à la même heure, une mesure de la nuit. Son poids. Série de notations. Description de l’état du ciel, ce que je vois de l’autre côté de la baie. L’endroit où je suis. L’arbre à droite, feuilles semblables à celles de l’acacia. Au premier plan la maison et ses tôles de métal. C’est blanc. Plus loin le mur et dans le fond le toit. Abrupt. Tache rouille intermittente avec autour des ouvertures  un vert très frais. L’œil ouvert traque la lumière. Elle ne baisse pas. Cette putain de nuit ne tombe pas.
Le premier repas en échange d’une strophe que Jon Hreggvidsson prit se composa de bouillie de pomme de terre aux herbes, de tripes de mouton suries, une tête de morue séchée, du beurre rance et du requin pourri.

2. Chute de miel

Aujourd’hui le temps a été calme mais les cygnes criaient beaucoup sur le lac. Un vent violent a soufflé au milieu du jour et brassé la lumière. Sur le port une barge lente et qui passe. Les nuages dits cruels. Ils sont fabriqués à partir de la cervelle d’Ymir, le ciel étant son crâne. Je ne fumerai pas de cigarettes islandaises pour la bonne raison qu’elles n’existent pas. Je me rabats sur une marque scandinave.
Devant un crucifix une femme se souvient d’une autre, morte à ce jour et qui alors qu’elle n’était qu’une enfant lui avait donné du miel dans une boite.
Hussangfall. Chute de miel. Rosée de miel qu’on recueille soigneusement dans les linges durant la nuit du solstice d’été. A la fois remède et levure.
Quand l’heure après minuit est passée tout le toit du fond passe du roux de tuile au rose incarnat.

3.  Skald c'est-à-dire poète

A nouveau, cette nuit, j’attends de voir tomber une nuit qui ne tombe pas. Mais cette lumière n’est pas une lumière de la nuit dernière et le toit du fond a perdu son incarnat. Le vert est plus sombre et en contrebas le mur gris plus opaque. En islandais, le genre est grammatical. Ainsi le cœur est neutre, le poumon, l’oreille et tous les mots abstraits sont féminins. J’apprends que les souverains norvégiens s’entouraient volontiers de scaldes, venus pour la plupart de l’île boréale et qu’ils les faisaient membres de leur garde et qu’ils les couvraient de cadeaux au moment de la déclamation de leurs œuvres ou lorsqu’ils rejoignaient leur pays natal. Gulfi est le nom d’un roi légendaire dans l’Edda. Le substantif gylfr désigne la mer et les vagues. L’adjectif gubr couvre la couleur jaune. Ici, pas violette ni lie de vin. L’eau est noire ou jaune. Les vikings ne naviguaient pas à bord de drakkars mais de knöor. L’Edda se lit comme un art poétique du moyen âge norrois et une compilation de récits. Véritable trésor de mythes scandinaves il s’ouvre par un traité de mythologie.

4. Les revues portent des noms d’arbre

Après la pluie de miel je découvre les géants du givre.  On raconte que pendant qu’Elivagar dormait il se mit à transpirer. Alors sous son bras gauche se développèrent un homme et une femme et l’une de ses jambes engendra un fils avec son autre jambe.
La première fois que j’ai lu le mot « Yggdrasil » c’était chemin des jardins neufs, dans la bibliothèque de Jean Tortel. Il s’agissait du titre d’une revue belge je crois et dont la couverture était d’un vert épinard. Le numéro datait de 1937. Tortel y publiait un texte sur Basho. Ici le mot désigne l’arbre universel au milieu du monde et reliant trois niveaux cosmiques. Cheval d’Yggr c'est-à-dire d’Odin. Cheval d’effroi c'est-à-dire potence. Enfin colonne d’If.
Les revues portent des noms d’arbres. Jean assistait souvent à la tombée du jour devant sa table de travail. Mais là où il se trouvait le soir finissait toujours par tomber.

5. Skaldsaga c'est-à-dire roman

Tacite déjà notait au sujet des germains qu’ils ne comptaient pas le nombre des jours mais celui des nuits. Pour eux, la nuit précédait le jour. Je dors la nuit. Je dors le jour parce que la nuit ne faisant pas nuit je ne parviens pas à dormir. C’est durant mon sommeil au milieu du jour (pas plus sombre que le début de la nuit, une pluie légère et intermittente sur la mer) que je vois le nom de la ville où je dors se couper en deux. Deux barges se déplacent et transportent des lettres. Le rêve est très lent mais si fort dans les couleurs que je m’éveille. A ma montre il est 3 heures p.m. Dehors la pluie a cessé. Une lueur douce enveloppe les arbres. Le vent est tombé. Il s’agissait de la naissance des nains au fond de la terre. Ils étaient semblables aux vers dans la chair. Ce fut en effet dans la chair d’Ymir qu’à l’origine les nains prirent forme et vinrent à la vie. Leur état était alors celui de vers, mais, sur la décision des dieux, ils reçurent intelligence et forme humaine, tout en continuant à habiter dans la terre et les pierres.

6. Histoire + Légende

J’écris maintenant dans l’heure du jour suivant. Blancheur des nuages en paquets. Cervelle projetée d’Ymir, ses circonvolutions. Les sagas sont de formidables récits en prose. Points d’articulation exacts de l’histoire et de la légende. J’alterne les lectures. Traité de Storri Sturlusson  et saga des gens du val au saumon. Selon Régis Boyer, les mots « hasard » « absurdité » « révolte » n’ont pas d’équivalent en islandais. Toujours présente, la skapraun ou mise à l’épreuve. Le héros doit se connaître, s’accepter, s’assumer. A partir de là, une obstination féroce. Ce serait un art poétique : se connaître + s’accepter + s’assumer. Et l’obstination féroce. 

7. Skaldskapur c'est-à-dire fiction

Ce matin, je suis restée longtemps devant une petite flaque d’eau. C’était sur le port. Enormes ballots de sel et l’odeur. Vent froid. Juste en bordure du quai avec bandes jaunes rappel de la coque. J’ai pensé à ce lac où on noyait les femmes (la décapitation étant réservée aux hommes). Une vagabonde en vieil irlandais se dit farandi kona, littéralement « femme itinérante ». Au japon on parlait aussi de geishas itinérantes. Mon stock de cigarettes s’épuise. Pour acheter de l’alcool il faut aller dans un magasin d’état. Retour au traité de poétique. La liste des nains dans la chair d’Ymir. C’est là que se trouve l’explication de mon rêve avec les lettres.

8. La liste des nains

Nyi, Nidi
Nordri, Sudri
Austri, Vestri
Althiof, Dvalin
Nar, Nain
Niping, Dain
Bifur, Bafur
Bombor, Nori
Ori, Onar
Ouin, Miotvitnir
Vig et Gandalf
Vindalf, Thorin
Fili, Kili
Fundin, Vali
Thror, Throin
Thekk, Lit, Vitr
Nyr, Nyrad
Rekk, Radsvid
Ce sont sans doute ces deux derniers mots qui ont déclenché le nom de la ville fracassé ou plutôt sectionné dans mon rêve précédent et disposé sur deux barges.

9. Sker c’est-à-dire écueil

Sigurdur Palsson ressemble à James Joyce. Il m’a expliqué que l’apparition de la nuit se fait de manière si imperceptible qu’on ne la perçoit brusquement qu’aux abords du mois d’août. Et ce soir, comme pour approfondir et éclairer la chose, un brusque rayon jaune enflamme le haut de l’arbre aux feuilles d’acacia. Il est exactement 0 heures 38. Je vois à gauche les vêtements mis à sécher prés du chauffage. A Stokkeiri la mer semblait encore plus noire. Et la pluie a redoublé. Le déjeuner de petits homards dans cette large cabane de bois a été délicieux. Puis la lande et ce paysage lunaire. Des chevaux. Quelques moutons. La pluie encore. Des cratères. Tourbières. Puis des soufrières. Enfin à Strandarkirkja, la petite église luthérienne construite par des marins. En remerciement d’un ange les ayant sauvés du naufrage. Je demande à Sigurdur, fils de pasteur si les anges sont des mammifères. La mer en surplomb, bourrée d’écueils (sker) et qui brusquement balait mon dernier titre. Dans le tuilage étymologique dort une vipère invisible.

10. Ecrire encrasse

 Sker jouait sur la racine indoeuropéenne du verbe écrire/scarifier. J’ignorais son sens précis en norrois. Titrer un livre avec ce référent c’était préparer le tournage d’un naufrage. Vérifié dans la réception dont le livre a fait l’objet. C’est à ça que j’ai pensé, m’écartant un peu, dans l’odeur et le noir ajouté au gris, vacarme des flots et la masse criante des sternes. Puis fumerolles, marmites de boue bouillonnantes, dépôts sulfureux et geysers. Mousses et lichens colonisant des champs de lave. Saules et bouleaux nains. Fougères. Ecrire encrasse. Voilà ce que je me répète lentement, à voix basse. Ecrire encrasse.
Et il y a cette histoire de « chien de lune » se rassasiant du sang de tous les hommes à l’agonie et qui dévorera la lune et aspergera de sang le ciel et l’air tout entier. Suite à cela le soleil perdra son éclat. Depuis que je suis sur l’île, pas une seule nuit je n’ai vu la lune.

11. Boire délasse

Vivre est bien une épreuve physique. Chimique. Une expérimentation. Le contraire d’un jugement. Dans un bar au sous sol j’ai découvert le Brennivin. Un alcool de pomme de terre parfumé à l’angélique. Il se boit glacé. Ce matin, traduction de poèmes de Bragi Olafsson. Je passe par l’espagnol en buvant le contenu d’une immense cafetière. Il y a un poème en prose où il est question d’anchois. C’est une histoire de refus. De force dans le refus. L’absurde soulève le courage nécessaire à tout refus réel. Au restaurant, avant chaque repas, un homme précise au garçon qui le sert qu’il hait les anchois. Jamais on ne parviendra à lui servir une assiette d’anchois. Je pensais à ça en mangeant de l’échassier avec la traductrice islandaise de Dostoievsky qui est aussi un poète  dont je dois rajouter le nom à la liste des filles de Marina Tsvetaïeva. Ce soir le ciel est bien plus clair. Avec des  nappes d’un bleu pastel. Nous buvons du cognac en regardant la carte pour le voyage vers le pôle. Le toit au sud-est a repris sa couleur de saumon. Le vert y scintille par plaques.

14. Episode du cœur

Cette nuit j’attends la nuit en rêvant sur la dimension des cœurs. D’abord celui de l’homme d’argile des Griotunagardar. Aucun cœur n’a été assez gros. Il a fallu arracher le coeur d’une jument pour qu’il coïncide avec la cavité. Puis vient l’histoire de Sigurd dont la vida tourne autour d’une histoire de cœur.
Fafnir, métamorphosé en dragon se couche sur l’or. En rampant en direction du lac, il passe au dessus de la fosse où se trouve Sigurd. Sigurd le transperce de son épée. Regin dit à Sigurd qu’il faut arracher le cœur de son frère et le faire rôtir. Quand à lui, il s’étend par terre, boit le sang de Fafnir et s’endort. Quand Sigurd estime que le cœur est assez cuit il le tâte du doigt mais un peu d’écume en ébullition le brûle. Il porte le doigt à sa bouche. Au moment où le sang du cœur touche sa langue il se met à comprendre le langage des oiseaux (les traducteurs hésitent entre pie bleue, bergeronnette et passereau) ; L’un d’eux proclamait :
« Là est assis Sigurd
Aspergé de sang.
Le cœur de Fafnir
Sur le feu il fait rôtir.
Sage me semblerait
Le dilapideur des anneaux
S’il mangeait l’étincelant
Muscle de vie. »

15. Episode du cœur ajouté à celui du foie

Par la suite, une autre histoire de cœur s’attache au destin de Sigurd. Il devient le mari de Gudrun dont il a deux enfants : Sigmund et Svanhild. Puis il devient (sous la forme d’un autre) l’amant de Brynhill. C’est Brynhill qui pousse au meurtre de Sigurd et de son jeune fils Sigmund âgé de trois ans. Plus tard Gudrun  épouse le roi Atli qui livre bataille à Gunnar et Hogni, les meurtriers de Sigurd. Atli fait arracher le cœur d’Hogni alors que celui-ci est encore vivant. Gunnar est jeté dans une fosse aux serpents. Il parvient (avec ses orteils, ses mains étant attachées) à jouer d’une harpe et les serpents s’endorment. Seule une vipère reste éveillée et se jette sur lui à hauteur du sternum. Elle le mord avec une telle violence que sa gueule plonge à l’intérieur de la plaie. Elle y pénètre jusqu’au foie et s’y accroche jusqu’à ce qu’il meure.

16. L’aileron du requin

Toujours pas de trace de nuit au bord de l’océan le plus septentrional. Plutôt soleil sur branches, feuillages et plantes. Du linge sur les fils dans les deux jardins où des femmes  lavent des meubles qu’elles ont sortis. Dans les magasins, la nourriture est tellement « traitée » que je peux acheter sans rien reconnaître :
des abats de mouton, de baleine ou de phoque conservés dans du petit lait acide. Ca s’appelle « surmatur ». Des testicules de mouton  nageant dans un jus grisâtre. On me vante le Hakarl, cet aileron de requin vieilli pendant plusieurs mois dans le sol afin que l’urée contenue dans le sang perde sa toxicité. Son goût étrange rappelle celui d’un vieux munster. On l’accompagne d’une gorgée de brennivin.
Ici, travailler peut apparaître comme une demi gloire. L’absence de chômage, le climat (trop puis pas assez de nuit ?) l’extrême autorégulation, tout ça crée un ensemble parfaitement exotique à mes yeux. Comme ce saumon sauvage confit à l’aneth.

17. Le musée du pénis

J’y passe prés d’une heure au milieu du jour. Seule (c’est l’heure du déjeuner). J’observe avec attention et note dans mon carnet que le phallus du renard polaire est plus nuageux que celui du renard roux. Celui du renne est assez étroit. A la verticale, celui du cachalot a exactement ma taille. Celui du dauphin à bec blanc est plus blanc que celui du dauphin pilote qui l’a plus gros et plus noir. Celui du narval est recourbé et bien plus intime que celui du rorqual qui est très épais. Le phoque du gröenland l’a plus étroit que le phoque marbré. Celui du phoque barbu est sans poil. Le phoque gris l’a blanc et celui à capuchon l’a épais. Celui du bélier est étroit et celui du taureau moins considérable que chez monsieur Bataille. Le verrat l’a en spirale. Avec celui du taureau on fabrique des fouets. Celui du grand cachalot est d’un gris noir d’ardoise par vent de pluie. Celui de l’ours blanc se présente défait et brusquement devant son bocal j’ai eu envie de pleurer.

18. Le bassin de l’organiste

Retour au marché aux puces pour y acheter du pain noir et un autre gros clou. De ceux qu’on plaçait entre les dents des épileptiques. Le vieux Reykjavik m’est devenu presque familier. Je me déplace aisément parmi les maisons couvertes de tôles coloriées, repère le degré de floraison de certains lys dans les jardins moussus ou parmi des pierres de lave. Dans le roman que je lis, un voyou engrosse une servante grâce à un poème qu’il dit avoir écrit. Son frère obtient la main d’une autre grâce à un poème composé par le scalde miséreux employé chez eux comme domestique et jugé infirme. Ce soir, je rentre d’un concert d’orgue à la cathédrale. Au programme, Maurice Duruflet, Louis Vierne, Charles Arnould Tournemire et Bach. Sur un papier ayant enveloppé deux pommes, je retrouve, noté en hâte au crayon « les imperceptibles mouvements du bassin de l’organiste ».
L’île de Grimsey n’est plus un fantasme. Nous savons qu’un bateau part de Dalvik chaque jour.  

19. Des vers brodés sur le rideau du lit

Un carnet est bien un petit cahier de poche. Il se déplace avec moi ou moi avec lui. Dans le jour et la nuit (où persévère le jour). Ainsi ce matin à 5 heures, sous la pluie et dans le froid. Landes, chevaux puis fjords et mer noire tuilée. Sable noir. Au loin des fumerolles mélangées à la brume puis aux nuages bas. Arrêt à Glaumbaer pour les fermes en gazon. Tourbe et structure de bois léger. Minces planches séparées des autres par d’épais murs de gazon. Très dense, l’herbe forme un amas solide de racines et de terre. En 1841 le poète Jonas Hallgrimson y a logé au mois d’août. Des vers sont brodés sur le rideau du lit. Par la porte sud on apportait l’eau et sortait les cendres. Je photographie des colliers d’os avec lesquels on attachait le bétail. Les hommes cardaient la laine et faisaient des cordes avec les poils des chevaux. La griffe d’aigle dans la forge était un charme contre le feu.

20. Auden est venu ici

 Auden est venu ici en 1937. Piste assez défoncée jusqu’à Holar (où en 1550 le dernier évêque catholique Jon Arason et ses deux fils sont amenés à Skälhott pour y être décapités) puis retour chambre 101. Côte sauvage et parfaitement éclairée sous les nuages. Jamais vu une lumière comme celle-là, traversée de pluie. Et partout cette odeur. Un musée privé dans un hangar où s’accumulent des objets de la vie quotidienne du siècle passé. Un gilet fabriqué avec des osselets troués cousus les uns aux autres. Visages sur les photos épinglées au mur et dans un certain désordre. Les sous-verre, quand il y en a,  sont fendus. Des femmes cachant leurs mains. Des hommes arborant un cadavre de phoque. Ils sont en haillons et la neige balaie leurs barbes. L’un d’eux ne porte pas de gants et les manches de sa veste sont trop courtes. On distingue la naissance des poignets. Dans les sourires il manque des dents. Présence invisible de la famine.

21. Le rêve de Gunnar

Maintenant, il faut raconter. Gunnar chevauche vers l’est et traverse la Thjorsa. Puis il réclame une pause et s’endort d’un sommeil agité. Kolskeggr dit à Hjörtr : « Voilà Gunnar qui rêve. Ne le réveillons pas. Il doit tirer profit de son rêve. » Gunnar finit par s’éveiller. J’ai rêvé dit-il que je chevauchais prés de Knafaholar. Là il me sembla voir quantité de loups, et ils m’attaquèrent tous, mais je m’échappai en m’avançant vers la Ranga. Ils attaquaient de tous côtés , me serrant de si prés que je ne pouvais plus utiliser mon arc.  Alors j’ai pris mon épée d’une main en frappant de l’autre avec la hallebarde. Je tuais ainsi beaucoup de loups et toi aussi Kolskeggr mais il me sembla qu’ils avaient eu raison de Hjörtr et qu’ils lui avaient déchiré la poitrine. Il y en avait un qui tenait son cœur dans sa gueule. J’étais si furieux que je l’ai tranché juste à hauteur des épaules. Tous les autres ont pris la fuite. Aussi mon avis est que maintenant tu dois retourner à Tunga.
Je ne veux pas, dit Hjörtr. Même si je savais avec certitude aller à la mort, je t’accompagnerais.

22. La diagonale du fou

66ème parallèle. Bateau de Dalvik. Aucun bar ouvert. Café sur le pont. Une brume qui plombe le fjord et cercle le bateau. L’eau est noire comme dans les sagas. Et scintillante. Des oiseaux suivent. Traversée dans la lumière lactée. Arrivée sur l’île, le cri violent des oiseaux en masses et le blanc couvrant les rochers que je prend pour de la neige, c’est la fiente des sternes.
Quelques maisons. Un hangar à poisson. La poste est fermée. Un vent qui donne aux herbes (pissenlits en fleurs, tourbe et boutons d’or) une allure de vagues. La brume se déplace. On y marche. Au bout de l’île il faut se munir d’un bâton pour chasser les sternes qui attaquent. A l’unique guest house, soupe et pain. Pas de poisson avant le retour des chalutiers.
Océan atlantique. Océan arctique. Jour ou nuit, je ne reverrai jamais cette lumière sur une autre mer. Ni sur le quai, cette grosse fille, presque une femme. Joufflue, avec ses yeux de bête bien nourrie. Reniflant dans une odeur de cheval, de pétrel et de frai de poisson.

23. Le cercle polaire

Le cercle polaire, je le coloriais en bleu sur des cartes muettes. Un bleu sec, légèrement hachuré. Maintenant, j’y ai posé les pieds. Je me disais, je marche sur la ligne que je coloriais. Le mot revient. Il désigne ces instants où j’étais seule sur le pont et où j’ai découvert, à l’arrière du bateau, enfermé dans une sorte de boite haute, un petit cheval irlandais, deux couleurs. Sa croupe brillante rose feu. L’avant, jusqu’à l’épaule, plus pâle. Presque crème. J’imagine ses naseaux. Les yeux inquiets sous les paupières. Comme les vikings dans leurs knörrs nous transportons encore nos animaux avec nous.
Pour le chargement des femmes, il y avait une première cargaison faite avec les norvégiennes ou les danoises. Aux îles Feroé, la plupart étant mortes, ils refaisaient une razzia en Irlande où ils renouvelaient leur stock de femmes et d’esclaves.

24. Nuit ostranieni

La chambre se trouve à 9 kilomètres, à l’écart de la route, dans une ancienne ferme. Autour, quelques arbustes, des trous d’eau et au loin le lac. Ici aussi le jour persévère et la clarté de la nuit devient si laiteuse que malgré l’absence de soleil (incessante pluie) je dois tirer les rideaux. 
Grand lecteur de sagas, Borges en a déplacé les ressorts dans l’univers du gaucho. C’est l’infiltration souterraine de cet « estrangement » (celui-là même qui avait permis à Proust de dégager le côté Dostoïevski des lettres de Madame de Sévigné) qui donne toute la force à ses « fictions ». Mais il ne s’agissait pas d’une simple technique littéraire. Plutôt une autre manière de dépouiller les choses des récits  usagers qui ordinairement les encrassent. Comme ici la non succession usuelle de ce qui s’appelle le jour, la nuit. Cette non nuit qui pourtant n’est plus le jour. Pas encore lui. Ainsi, ce matin, l’interminable route de terre avec passage par Myvatn, cette dorsale médio atlantique où sévit la fracture de l’écorce terrestre. Paysage déchiqueté, lac et cascades. Laves et nudité lunaire. Et maintenant moi ici, à la fracture du jour et qui tente de l’écrire. Pauvreté des adjectifs. Il faudrait s’interdire de les utiliser. Une diète d’adjectifs. C’est ce que méritait le paysage en direction du fjord de Seydisfjördur avec la brume qu’aucun antibrouillard ne peut dissoudre,  cet orage sans chute d’eau et le bélier surgi en travers de la route. Sans doute aussi l’île tout entière, ses  bouleaux qui lorsqu’ils sont isolés  ont le droit de porter un autre nom d’arbre et ses nuits, nuit après nuit, toutes branchées  à un réservoir diurne. Reste à écrire l’histoire de la mâchoire.